Plus tard, ce serait bien
A 15 ans, je n’avais qu’une envie atteindre rapidement les 30. Ce serait après l’an 2000, ce serait forcément bien, annonciateur de progrès, d’avancées dans beaucoup de domaines, j’en étais convaincue. Je m’y voyais déjà….
Je travaillerais dans le social. Comme maman, qui me parlait de son métier avec beaucoup d’émotion, une pointe d’admiration aussi. J’aurais une belle mallette pour aller travailler, j’aurais les moyens de bien m’habiller (je porterais même des tailleurs pantalon (!). Je serais le maillon d’une grande chaîne et à mon niveau, je ferais avancer les choses. Je continuerais à croire, à m’engager pour mes idéaux. Il y aurait moins de chômage, moins de pauvreté, moins d’inégalités. La société aurait évoluée dans le bon sens, on aurait gagné en qualité de vie.
Ma vie serait belle. Je serais mariée. Avec un homme qui partagerait les mêmes valeurs que moi, les mêmes croyances. Ce serait un homme bien, qui se serait trouvé, qui aurait vécu. Un homme avec lequel je ferais un bout de chemin, le plus long possible, un homme solide sur lequel m’appuyer. Nous aurions des enfants ensemble. Au moins 3. Notre belle maison serait spacieuse, accueillante, avec un jardin (pour les enfants). Une sorte de maison du bonheur. Notre porte serait toujours ouverte pour nos amis et nos proches. Notre vie serait douce.
Moi aussi je me serais trouvée et j’aurais fait taire mes démons. Je serais en paix avec moi, sereine pour affronter les aléas du quotidien.
A 15 ans, tous les rêves sont permis (surtout quand on est poissone, ascendant idéaliste).
A 30 ans ma vie était différente. Je venais juste de trouver un emploi dans le social. J’ai pris mon temps avant d’y parvenir. Le temps des hésitations et des tâtonnements, tant dans mes études que dans mes choix professionnels. Après plusieurs années d’exercice, les choses étaient loin d’être aussi reluisantes que je le pensais. Je fais partie d’une chaîne, certes, mais une petite chaîne. Celle de ma boite. Je fais remonter des infos à un niveau micro. Des infos qui ne font guère avancer le schmilblick.
Il y a plus de chômage, plus de pauvreté, autant d’inégalités. Les salariés sont plus menacés aujourd’hui qu’hier, les grands groupes de ma région délocalisent. L’environnement fout le camp, on est saturé de cybers technologies, à tel point qu’on en oublie l’humain… Les syndicats ne tiennent plus leurs promesses, quant aux politiques, je préfère ne pas en parler.
J’exerce dans un quartier où il y a des agressions en cascade, où le taux de chômage et de pauvreté frôlent l’indécence. Dans mon allée, les poubelles flambent, on pisse dans l’ascenseur, quand on ne fait pas autre chose dans la cage d’escalier. On fait du mieux que l’on peut, avec des moyens qui s’amenuisent eux aussi mais toujours avec la force de nos convictions.
J’ai ma mallette, bien sûr. Le seul vestige de mes rêves d’adolescente. La mallette synonyme de sérieux et de professionnalisme. Je ne peux pas me payer des tailleurs pantalon, je gagne un peu plus que le smic et je suis loin d’être à plaindre…
Ce n’est qu’à 26 ans que j’ai pu me permettre de quitter le domicile parental. Je suis partie seule et pas pour une maison. Je ne suis pas mariée, aujourd’hui on se pacs. On s’engage aussi vite que l’on peut se désengager et parfois ça n’est pas plus mal. Je ne l’ai toujours pas rencontré celui qui… et je n’ai pas non plus d’enfants. Ce sont des choses qui arrivent aux meilleurs d’entre nous hein… Il y a d’autres enfants dans mon entourage. Des enfants qui ne sont pas les miens, des bouts d’êtres auxquels je distille mon affection. Pas trop, pour ne pas avoir trop mal.
Je ne me connais pas encore tout à fait et je n’ai pas réglé toutes ces choses qui me torturent parfois. J’ai eu des « histoires » avec plusieurs thérapeutes. Autant de personnes (attachantes au fond) qui m’ont un peu montré le chemin.
Néanmoins, je n’ai pas su dire à mon père que je le déteste à peu près autant que je l’aime, je n’ai pas encore su dire à ceux qui m’ont fait du mal tout le bien que je pense d’eux. J’ai juste pris mes distances. Et pour ce qui concerne mon problème de poids, je me suis délestée de plusieurs kilos, je ressemble aujourd’hui physiquement à celle que je voulais être, quand j’aurais 30 ans. Une presque femme.
J’ai plus que 30 ans. Et je m’engage dans quelques jours dans une nouvelle année. Avec de nouveaux rêves, de nouvelles attentes, de nouveaux projets. Avec des espoirs (malgré tout) sans cesse renouvelés. Je ne me projette plus, je me contente de vivre au jour le jour. Accompagnée sur mon chemin par des voisins et des voisines d’états d’âme, des personnes qui me sont chères et sans lesquelles tout cela n’aurait pas de sens.
On dirait que c’est ça la vie d’aujourd’hui et peut être que c’est bien, aussi.